"Sous les ponts de la ville coulent parfois de sombres histoires. Bientôt la pêche sera ouverte, le poisson vagabondera dans les cous en pente des cormorans et de la truite aux amandes ne restera que les arêtes. Gave de Pau, protège tes farios !"
Si Juan Javier n’était pas ce qu’on appelle un grand pêcheur devant l’Eternel, il pratiquait néanmoins avec délectation l’art de taquiner les poissons. Adepte dès son tout jeune âge du lancer de cuiller, il moulinait dès la saison ouverte sur la rive gauche du gave, face au château et au pont de chemin de fer, son coin favori étant au déboulé du canal du Soust sur le gave, endroit où le courant et les remous argentaient la fario de prometteuses prises. Plus enclin à nouer l’émerillon qu’à agiter le goupillon, Juan Javier était un gosse comme il s’en voit le dimanche matin sur les ponts de la ville, en équilibre précaire sur le garde-corps, l’oeil rivé sur le scintillement volubile des eaux et le bras tendu vers l’éclair fugitif d’une danseuse des flots dont on ne distingue que le passage sans en relever la robe. Pourtant, au fond de la rétine de ces observateurs s’imprime l’arc-en-ciel de la truite qu’ils n’ont alors de cesse de capturer, par ruse et amusement, et devant les copains brandir ensuite le trophée, plein de gloriole puérile, jusqu’à la prise suivante qui remisera le héros au rang de cuiller à pot. Au fil de l’eau passe le temps. La friche industrielle de la minoterie Heid existait encore quand Juan Javier fêta ses vingt ans sur la rive herbue. Un campement de fortune au pied du pilier hors d’eau de la voie ferrée constituait sa résidence secondaire. Peu de choses y trainaient : du bois sec, une toile imperméable, une table bricolée et deux sièges récupérés rue du XIV juillet. Pour la sieste, l’herbe haute et duveteuse qui tapissait la berge suffisait amplement. Mettant ses cannes à l’eau, il employait ses heures à réviser ses cours de Droit, à contrecoeur, écrivant dans le sens du courant des phrases si rigides qu’elles fluaient de son crâne à peine rédigées. Il n’avait pas la vocation. Mais son statut d’étudiant boursier justifiait la trajectoire suivie. Renâclant de semaine en semaine à regagner la cité universitaire, il se mit peu à peu à séjourner régulièrement dans son refuge, ne se présentant qu’aux indispensables cours où les absences étaient contrôlées, les épreuves comptabilisées et les résultats affichés comme des verdicts rendus. C’est ainsi que peu à peu, reins collés sur la berme du gave, s’éparpillèrent ses feuilles de cours, s’évaporèrent ses connaissances et s’opéra le changement.
A trente cinq ans, ichtyophage par nécessité et oeil globuleux par mimétisme, il contempla l’érection de cet indispensable séisme architectural qui léchait les pieds du Boulevard, sur la rive opposée. Heureusement pour son équilibre mental, la frondaison des platanes gigantesques en limitait la vision. De plus, sa quête quotidienne de bois sec pour alimenter son brasero le distrayait suffisamment pour qu’il ne s’en émût pas outre mesure. Ce qui l’intriguait au plus haut point était la présence nouvelle et de plus en plus permanente des cormorans sur l’île. Son esprit légèrement emmitouflé dans l’absence de règles n’avait-il pas, une nuit d’automne, donné vie à ce qu’il avait alors observé : sept canoës, peints chacun d’une couleur de l’arc-en-ciel (il eut du mal à distinguer le septième, mais en vérifia par le bruit l’existence), accostèrent sur les galets. A cette époque de l’année, l’atterrissement avait doublé de surface et les eaux basses en permettaient aisément l’accès. Juan Javier vit alors s’extraire de leurs embarcations sept emplumés dont les silhouettes claires sous la lune contrastèrent avec le gris du batiment de la rive opposée. Ils marchèrent sur les graves en un curieux clapotis de pierres entrechoquées, et dans le silence nocturne, gagnèrent le pied des arbres, où ils se mirent à danser. N’eut été leur accoutrement éxotique, on eût pu croire à un sabbat de sorcières transgressant le couvre-feu mais, dans l’exécution même de leurs gestes une différence essentielle créait le distinguo : ils possédaient de petits fanals qu’ils allumèrent à tour de rôle et balancèrent comme des encensoirs autour du fût des arbres ensommeillés, puis, saisissant de petits galets plats, les firent ricocher sur l’onde vive en psalmodiant des incantations bizarres, entre chants diaphoniques et prières muezzinesques. Ensuite, sous le crissement des cailloux, les sept énergumènes regagnèrent leurs canoës et se remirent à l’eau. Juan Javier ne douta pas. Il assistait en direct à une pêche au lamparo, telle qu’elle se pratique encore sur la rivière Li, en Chine. Malgré la lune pourtant et la luminosité blafarde des fanals il ne vit aucun oiseau, aucune corde censée ligaturer leur cou lancer quelque lueur de jade vers l’orient drapé de nuit. Au matin seulement, juchés dans la canopée multicolore, lui apparurent ses ennemis : les grands cormorans. Loin des deltas fluviaux, ils établissaient leur villégiature au milieu du gave, hâvre de tranquillité et source de nourriture à profusion ; excellents pêcheurs et grands consommateurs de poisson (500 grammes par jour), noirs sur le bleu du ciel, suzerains des eaux, curés inquisiteurs des réserves halieutiques, de leur oeil scrutateur ils festoyaient déjà sur la mort du pêcheur. Juan Javier sentit sur son échine un frisson l’envahir, une terreur digne d’un empereur de Chine chassé de son palais.
Au fil de l’eau passe le temps. A quarante cinq ans Juan Javier avait oublié jusqu’à son ombre la société des hommes. Des bouchons de pêche que l’on confectionnait à Bizanos seule l’odeur synthétique des colles subsistait dans son souvenir. La totalité des employées d’origines et de patries diverses avaient été remerciées et dans leur baluchon quelques altérations de santé promenaient désormais leur déficit non remboursé par la sécu. Lui était passé d’un bouchon à un autre, plus rougeoyant et tout aussi corrosif qu’un adhésif cyanuré. L’urbanisation des berges du gave réduisit son territoire, les friches qui jadis lui permettaient de longer le cours d’eau du foyer des jeunes travailleurs de Gelos à la cité des Tanneurs, puis, sautant ici et là quelques clotures potagères, de rejoindre son repère, s’étaient resserrées, ne laissant à l’espace inutile que la marge étroite d’un talus sous une voie ferrée un peu cachée du monde. Sous le regard perfide des cormorans, le Terre-neuvas des ruisseaux restait en rade, tremblotant, l’esprit criant vengeance et l’estomac famine. Les crues boueuses et dévastatrices que la fonte des neiges et les violents orages engendraient par périodes ne laminèrent pas pour autant les rêves belliqueux de Juan Javier. Elles donnèrent naissance à des fumerolles de conscience surprenantes. Revisitant l’apparition des canoëistes bien des années auparavant, la possible éradication de ces intrus piscivores prit une forme concrète dans sa cervelle envasée. Ainsi attendit-il quelques semaines la décrue des eaux avant de s’engager dans son expédition punitive. Les courants avaient rassemblé des amas de roches et des troncs biscornus s’enchevêtraient en amont de la pile du pont de fer SNCF, offrant un accès à pied sec pour l’ile aux cormorans. L’alevinage hivernal ayant porté ses fruits, les oiseaux, paisiblement repus, siestaient en bons pères de famille dans les branches hautes, sans vigilance particulière. Le soir vit descendre Juan Javier sur la plage amont de la gravière, une corde à noeuds multiples dégringolant de l’armature métallique du pont témoignant, seule, de sa présence. De sa besace il extirpa quelques guenilles, qui rappelaient à s’y méprendre l’accoutrement des emplumés d’autrefois, d’un point de vue esthétique mais non qualitatif, on s’en doute. Cependant, le remplacement des plumes par des fougères type scolopendre peintes aux sept couleurs de l’Arco Iris déclencha une telle aberration chromatique que les volatiles assoupis ne soupçonnèrent pas que la distance se réduisait au fur et à mesure qu’avançait leur prédateur discret. Suivant le fil de l’onde dans le sens longitudinal, Juan Javier focalisait le repère des intrus, glissant comme une brume sur les pierres humides. Quand il parvint au pied des arbres, la nuit enveloppait l’île. Une petite colonie de ragondins traversa la plage en un vacarme joyeux ; sans doute allaient-ils voir les illuminations du château en famille, car ce soir-là un voile de bruine fragmentait la lumière des projecteurs rendant le bâti ancestral (-même sa partie datant du XXème ( !)-) légèrement mouvant sous les lazzi alternatifs.
Au fil de l’eau passe le temps. Tel l’ange exterminateur Juan Javier délogea cette nuit-là la trentaine de cormorans nichés dans les arbres. Sa détermination lui permit tout un florilège de techniques : certains furent cueillis au nid, d’autres à la manière salée dite de Cérébos, d’autres encore à l’aide de filets brodés, de collets, d’entrefilets en papier journal pour les plus petits, etc. Il lia ses prises en entravant les pattes des uns avec celles des autres, tant et si bien qu’au matin les passants franchissant le pont du XIV juillet purent lire, écrit en plumes noires voltigeant dans l’espace bleuté : les cormorans n’ont plus la pêche. On retrouva quelques heures plus tard le corps mutilé de Juan Javier, sur la voie ferrée Pau-Oloron, vers huit heures du matin, si mes souvenirs sont bons.