Comme dit la légende : "Il est souvent difficile de démêler le vrai de l’avenue DUFAU". Vu que plus les rues sont longues, plus les histoires sont courtes, celle-ci est à lire en courant, en lieu et place concernées, ou en calèche, dans le sens centre ville-hippodrome. Allez, fouette, cocher !
1990 est l’année où je vis pour la dernière fois miss Liliane Crivel. Bien qu’elle fût morte depuis plusieurs décennies, elle m’accueillit avec cette élégance tapageuse qu’ont les grandes dames des petites sociétés anglophiles. Dans sa jupe de mousseline flottant sous la brise d’Eté son corps sculptural semblait recueillir les dernières douceurs de la nature environnante, venues se réfugier sur sa peau fraiche après les turpitudes nocturnes dont Liliane était coutumière, disait-on.
Du perron de sa grande bâtisse de l’avenue Dufau je la découvris moins souriante qu’à l’habitude. Sur le palier de l’étage qui menait aux chambres son visage hâve et sa chair évanescente me surprirent. Son lipstick, si séduisant sur ses lèvres vermillonnes, parut teinté de sombre violacé, rendant à l’éclat de ses dents une dureté plus encline à la morsure qu’au baiser langoureux. Nous nous regardâmes. Certes, ne restait du grand escalier de chêne que le limon et le profond des mortaises cicatrisant la volée, les marches étant depuis des années devenues cendres dans le silence de la bibliothèque. Les yeux dans les yeux.
Certes, les murs lépreux désormais s’ornaient de larges plaques de moisissure, les tableaux représentant les chasses au renard dans le bois de Pau décoraient d’autres castels, les tentures, les lourds rideaux de velours mauves, les lustres en verre de Murano, les tapis, les falbalas des robes du soir, s’oubliaient comme des hirondelles enfuies laissant place aux chauve-souris du néant. Nous nous regardâmes les yeux dans les yeux. Dehors, le soir descendait à peine, colorant le parc étonnamment entretenu par un invisible jardinier (Cueco ?), de rais de lumières capricieuses racontant dans le bruissement des feuilles le parcours tumultueux de sa propriétaire.
Curieusement, une bague sertie de diamants qu’elle portait à sa main gauche lança un éclair dans l’obscurité. Liliane, d’un mouvement des paupières, m’invita à en suivre la direction. Le rayon brillant achevait son tracé sur un papier blanchâtre, visible par le constraste qu’il opérait sur le sol obscur et poussièreux du grand salon. D’un autre clignement, la beauté de ses yeux remplissant alors tout cet espace délabré, elle m’ordonna de saisir le papier et d’en prendre connaissance, ce que je fis.
Ce document n’était autre qu’un acte de vente, rédigé manuellement, comme cela se faisait à l’époque, avec une encre violette dont l’humidité ambiante avait effacé quelques mots. Ma stupéfaction grandissante la fit sourire, du haut de l’escalier, et je sentis fondre sur mes épaules toute la passion sensuelle de cet être désespéré. Je connaissais cette écriture. Les pleins et les déliés, cette manière si typique qu’avait mon grand-père quand il consignait les actes notariés. Cela ne faisait aucun doute. Mais que ce papier data de plusieurs décennies, alors que j’avais devant moi, en chair et en os, miss Liliane Crivel en personne, me rendit fou ; de cette folie dont on sent les parfums exquis qui jamais ne meurent, de cette folie qui emporte l’advenu dans les bras du palpable, cette symphonie amoureuse qui toujours tourne la tête des amants.
La signature apposée au bas du document certifia mon inquiètude : J.P.K, Notaire et Notable. Je relevai mes yeux brouillés de larmes : Miss Liliane Crivel avait disparu.
A jamais.
- par AK Pô 05/04/09
PS : écrit sur de vagues souvenirs (entendus il y a longtemps) de la Belle, dont, en faisant ma recherche pour la retrouver, je n’ai trouvé qu’un lien direct : "le prix de poésie Liliane Crivel" décerné le 13 mars au Parlement de Navarre, à Pau. Rajoutons un peu de pub pour la lauréate : Sylvie OUSSENKO, "les madrigaux de Bellone" éditions France Univers. (une bise me suffira, Sylv.). Si quelqu’un peut me renseigner sur Liliane Crivel, je l’en remercie par avance.