Il est parfois des prénoms aromatiques qui se savourent, et dont l’essence subtile mène le vacancier des limbes sur le chemin des vapeurs délétères. Fantaisie solitaire, petite musique de nuit...
Cette fois-ci, je l’ai mis de côté. Le papier d’emballage des plaques de chocolat que je dévore le soir dans mon lit. Quand je suis seul. Quand une idée traverse ma nuit, je l’écris sur le carton rigide, une phrase, deux parfois, pour m’en souvenir au matin. Et le matin, en général, je balance tout dans la poubelle. Je n’ai pas de mémoire, pas de souvenir de la veille. Mais j’aime le chocolat, noir. Et j’ai aimé, il y a longtemps, Marjolaine. Je ne l’ai pas oubliée non plus. C’est sur elle que j’ai tiré les draps de l’écriture, hier soir. Je l’ai revue, accoudée à la table de jardin, le regard perdu dans le vague, dans cette belle après-midi de juillet. Depuis la rue où le rêve m’avait posté. Petite femme cachée dans la généalogie des hommes. Au fond de son jardinet que masquait une haie curieuse de palmiers alternant avec des bambous nains. L’air était très sec, et il était curieux ce cliquetis des dattes, minuscules crottes caprines, qui tombaient sur les palmes en un clapotis pluvieux et rafraîchissant. Marjolaine avait offert tant de fois son oasis aux amants assoifés que cette solitude où je la vis plongée m’émut. De quelles grandeurs d’âme sont donc emplies les femmes, me demandai-je, éternelles rescapées des naufrages amoureux, comment leur est-il possible d’émarger dans leur féminité une thébaïde que nul homme ne supporterait ? Survivre à la beauté enfuie parce que la vie donnée porte l’éternelle jeunesse en elle. Comme un livre qu’on a aimé se relit cent fois avec le même plaisir. Comme une dédicace de Giono : "à un homme mort et à une femme vivante". Il ne faut pas forcément de belles choses pour écrire de beaux mots, et il suffit parfois de sentir le parfum d’une femme pour ressusciter un amour réduit en cendres. Marjolaine se leva, marcha jusqu’au puits que des maçons, jadis, avaient creusé de leurs mains, bien avant l’invention des robinets. Appuyée sur la margelle, elle se pencha et regarda au fond du cylindre évidé. L’on sentait dans son mouvement poindre l’habitude. Son attitude évoquait un rite auquel elle donnait forme et spiritualité. L’eau étale et claire qui stagnait en bas ne la reflétait pas. Dans le haut ensoleillement simplement le bleu profond du ciel emplissait la rondeur de l’espace, l’espace des rondeurs de Marjolaine n’étant alors qu’une ombre fine descendant la maçonnerie pour y puiser le goût de vivre. Cette vision, où l’abus du chocolat prenait une part prépondérante, fît vaciller mon rêve. Marjolaine, de recluse en son jardin de curé, se transforma en cauchemar. Elle devint diaboliquement désirable. L’angélisme du début disparut. L’immatérialité du songe se transforma soudain en exigence primordiale pour l’être de chair gravitant dans le mitan d’un lit que j’étais, en cet instant. La sueur couvrit mon corps. Un ciel chargé de cumulo-nimbus menaçait d’éclater en orage violent. Les palmiers se transformèrent en sycomores, les rondeurs de Marjolaine sentirent la Toscane et sur ses lèvres je vis se dessiner le baiser de Tosca. L’homme en moi retrouvait l’illusion de l’être, je me perdais de nouveau dans cette forêt de femmes où je ne voyais que l’arbre généalogique fleurir, égocentrique et conquérant. J’étendais ma ramure jusqu’au pied de mon lit, le feuillage de mes mains balayant le parquet en feu. Incendie cérébral qu’un bruit interrompit. Un bruit né du froissement d’un doigt sur le papier aluminium. Je me réveillai brusquement. Il faisait nuit noire. Marjolaine était repartie dans les limbes. J’avais tiré les draps de l’écriture, et dans la nuit profonde je me vis tel que j’étais : chocolat.