Les béarnais ont de tout temps pratiqué le carnaval toute l’année. Ainsi aiment-ils deviner qui se cache derrière son masque, sans que l’autre ne le reconnaisse à son tour. Et si deux vaches ornent le blason provincial, nul n’est capable de distinguer la physionomie ou la pensée que chacune arbore dans l’intimité. Pour savoir à qui l’on a affaire, il faut transvaser sa vérité, faire de la mijaurée une lionne affamée, dire pis que pendre de l’épi suspendu au mât de cocagne, puis le consommer après l’avoir fait choir à bastonnade répétée. Si la règle trouve un autre profit que celui de taper sur les doigts du maître d’école, le marteau celui d’enfoncer le clou dans une chambre à air trop hermétique, si la souris tente d’attraper le chat pour lui mettre un fil à la patte, cela permet un réjouissant constat, celui de la vivacité.
Or, la vivacité constante pratiquée par de carnavalesques béarnais n’enlève rien à la cité royale, et Henri IV s’en réjouirait. De pichenettes en pichets hestivoques, les coups d’épées dans l’eau du gave ne soulèvent aucune amertume. Les vieux sages fument leur pipe en regardant frétiller les jouvencelles et l’écume des jupons ne souffre guère plus du flic flac des caniveaux que de la présence de crapaudines au pied des gouttières dézinguées. Car si tous participent à la mascarade, qu’ils soient déguisés en rois du savoir ou en indigents de la connaissance, chacun dans sa partie agit avec talent.
Nul n’est besoin de porter au veston la rosette, ni d’avoir l’apanage d’une quelconque caste, pour faire grimacer les singes et rire les gamins. Le soleil éclaire toutes les têtes et réchauffe tous les esprits, y compris les cervelles qui pensent qu’au contraire la lumière leur est due. Ainsi, celui qui, tel sant Pançard, débite son chapelet de saucisses, doit-il s’attendre à être poursuivi par une meute de joyeux brigands déguisés en chiots ou en molosses, ou en misérables clochards qui le dévorent des yeux. Qu’il est bon, parfois, que sous les horions se pose en majesté une voyante qui décline un avenir aussi doux que sa peau de lapin, qui vende aux ours quelque tueur à gages en mal de dépenses somptuaires, qui dépose aux pieds d’un tendre épistolier un pot de goudron et un oreiller rempli de plumes d’oie ou de canard.
Toutes ces paroles d’Evangile distribuées généreusement ne sont que gazouillis. Mais, certainement, sous le déguisement perce toujours un fond de vérité, car dès qu’il y a partage, l’élucubration la plus fantaisiste s’agglomère aux rumeurs et aux craintes, souvent vérifiables entre Cendres et décembre.
Souvent, sortant du lot, un de ces béarnais, croyant gruger son monde, laisse tomber son angélique vêture de santon pour vite s’habiller en séduisant cantonnier, prompt à balayer toutes ces rues souillées par des crottes de chiens, dont aucun ne figure sur l’écusson électoral. Pour regagner la ville, il l’entoure de soins et prodigue en chansonnettes ses appels. Mais ici, le carnaval dure toute l’année, et les têtes de pioche auxquelles il s’adresse pour y puiser des voix l’enterrent joyeusement. L’espoir fleurit sa tombe et les jacinthes poussent place de Verdun, au milieu des moutons qui broutent l’air du temps.
Si, parmi ces moutons, quelques loups tentent de se dissimuler, il se trouve toujours quelques patous pour veiller au grain. A la folie des hommes la sagesse des gardiens de troupeaux. Mais il est regrettable que les Pyrénées ne soient pas les Alpes. Un tonnelet bien rempli sous le collier de cuir aurait éloigné de la contrée tous ces loups assoiffés de pouvoir sans partage. Peut-être est-ce pour ça qu’ici encore tournent les ours en cage ?
Mais revenons à nos moutons. Etiquetés et la laine empreinte d’une marque de peinture, le plus charmant des majordomes ne saurait distinguer lequel de ces ovins se nomme Pierre ou Paul, ou les deux. Cela, très vite, le tracasse, voire l’agace. Un bâton de berger ne fera jamais un gardien de troupeau. Pour mener à bien l’élevage, il faut un pâtre clairvoyant et quelques bonnes pâtures. La prospérité vient quand la transparence la conduit, que l’ombre ne sert qu’à se rafraîchir le cuir sur les estives. Les moutons noirs que l’on voit parmi les autres ne sont pas différents, ni dans leurs actes, ni dans leurs rôles. Le lait qui s’extrait de toutes les brebis ne sert qu’un seul fromage. Pour lui donner du goût, il faut l’art du berger et la générosité du cheptel. Sans cela, rien ne se crée, si ce n’est cette pantalonnade où les tristes ont l’air gais, mais ne le sont pas.
> Béarnais = carnaval (dis, Monsieur, déguise-moi en mouton)
20 février 2011, par AK Pô
à JPB : l’écriture, c’est comme les trains : un texte, ou un propos, peut en cacher un autre, ou, du moins, raconter autre chose sous une forme déguisée que ce qu’elle évoque à la simple lecture. Mais ce n’est jamais gagné...