Interprète de l’Union européenne à Bruxelles et pyrénéiste dans l’âme, Isabelle Slinckx a lâché l’espace d’un été tailleurs et talons aiguilles pour les pantalons de marche et les grosses chaussures. Pendant quatre mois, cette Belge abonnée de la Revue pyrénéenne a arpenté la chaîne et les marchés, se faisant auprès des autochtones incrédules l’avocate de l’ours...
Fin août 2010, descente du Val d’Aran. Barrage des douanes. “Vous êtes en vacances ?” “Euh, pas tout à fait. Je participe à un projet de sensibilisation sur la présence de l’ours dans les Pyrénées”. Regard mi-incrédule mi-amusé de la douanière. J’ai pris l’habitude.... Mais que vient donc faire une Belge dans cette histoire ? Une Belge de la ville, travaillant pour la Communauté européenne en plus, un monde fait de couloirs feutrés, de tailleurs et d’ordinateurs portables high tech. Alors comment troque-t-on le tailleur haut talons contre les Meindl à bout renforcé pour aller explorer la montagne et tenter de découvrir les ours ?
Une copine de vacances me dit que je parle “pointu”
L’appel de la montagne me titille depuis plusieurs années mais pour diverses raisons j’ai dû me contenter d’un mois grapillé chaque été sur mes autres occupations, ce qui n’est déjà pas si mal. Le besoin d’horizons dégagés, ouverts vers l’inconnu, pour compenser les horizons gris et bouchés de la ville, le défi de grimper toujours plus loin, d’aller toujours voir au-delà du tournant, de la courbe, du sommet. Mais modérément, je l’avoue humblement ! Pour une native du plat pays, la montagne est un domaine inconnu, et quelque peu effrayant puisque totalement absent de mon quotidien. Je confesse avoir fait demi-tour dans certaines circonstances : mauvais temps, via ferrata et autres ; Raisonnable sans doute et leçon d’humilité de la montagne ! J’ai besoin d’apprivoiser la montagne donc ses sommets et ses dangers mais tout simplement aussi ses humeurs, les jours de déprime pour cause de temps brouillardeux et tristounets en plein mois d’août par exemple. Notre rencontre s’est faite par épisodes, comme si les étés successifs étaient nécessaires pour l’apprivoiser tout doucement. Cette histoire a commencé il y a une vingtaine d’années déjà. Jeune adolescente, j’ai passé deux vacances d’été avec mes parents dans la vallée de Gavarnie. Je garde comme souvenir le chien qui courait dans les hautes herbes et y disparaissait totalement. Souvenir cocasse du même chien qui hurlait à la mort lors de la visite de Lourdes où nous avions eu la malencontreuse idée de le laisser attaché à une grille à l’entrée du chemin vers la grotte, regards courroucés, pas de foudre divine, mais quand même...Une copine de vacances du pays qui me dit que je parle “pointu”, comme les gens du Nord.
Cet air un peu somnolent de certains villages, intacts
Quelques éléments mythiques étaient présents dans mon imaginaire de manière intemporelle : les cols du Tour de France, la Brèche de Roland, la contrebande, les points de passages des réfugiés espagnols sous Franco... Puis il y a quelques années, l’envie de retourner dans ces Pyrénées que les connaisseurs disaient plus sauvages que les Alpes, dont j’ai moi en tout cas une image exploitée, urbanisée, tournée vers la technologie et le tourisme. Le côté moins “moderne” des Pyrénées m’attire, cet air un peu somnolent de certains villages, intacts. J’ai bien conscience que c’est un regard extérieur et que de l’intérieur l’attrait de davantage de développement économique est bien légitime. Je découvre un peu plus tard la vallée d’Aure et son pendant espagnol, celle de Bielsa. Même si la foule des deux côtés donne envie de fuir (surprise de découvrir le Parador à Pineta et sa foule de campeurs, digne d’un festival de rock estival avec cet amas désordonné de tentes - mais ils ont bien le droit d’être là puisque moi j’y suis...), je garde en mémoire l’émerveillement de mon premier passage du tunnel, avec la découverte de la vallée de Bielsa, Monte Perdido, Cotiella et autres. L’impression de passer à une dimension supérieure, par la taille, l’isolement, la majesté.
La découverte naïve et émue des vautours fauves
Aussi, en vrac, la découverte naïve et émue de “mes” premiers vautours fauves au Pays Basque. Un autre souvenir d’un vautour survolant mon pare-brise, qu’il recouvre totalement l’espace de quelques secondes, sur la N260, au-delà de Tremp. Le chemin de Saint-Jacques de Compostelle qui me fait faire un passage obligé par Saint-Jean Pied de Port, le Lourdes du Chemin. Passage mémorable vers le côté espagnol avec une descente très tardive dans le brouillard épais (pour cause de compagnon de marche atteint de tendinite...) qui convient bien à la majesté du lieu. Mon premier gypaète barbu, identifié grâce à sa belle couleur orangée et sa queue en losange, parmi un troupeau de vautours. Voilà, aucune explication rationnelle à ce long séjour de quatre mois dans les Pyrénées, juste l’envie de réaliser un rêve de longue date. Ma base est le chalet Lou Rider, à Espiaube, au-dessus de Saint-Lary, tenu par une Anglaise globe-trotter. J’y donne un coup de main multitâches : vaisselle-service-nettoyage.
Mais l’été se passe aussi en longues marches dans les environs. Je ne suis pas une pro, loin s’en faut, et rester sur les sentiers battus me fait déjà très plaisir et me rassure. Je me contente pour le moment de deviner l’exaltation d’atteindre des sommets. Je ne suis pas assez “pro”, la preuve, mes vêtements... je suis anti-technique et j’en suis fière. Enfin, je l’étais... Je profite habituellement de mes randonnées pour user mes fonds de pantalons (littéralement). Mais cet été j’ai un peu changé d’avis après avoir pu constater que statistiquement les pantalons déjà usés se déchirent préférentiellement sous la fesse droite, ce qui amuse peut-être les suivants en montée mais s’est avéré parfois assez gênant pour moi !!!
La fierté du monde de la montagne
Soit mais l’ours dans tout celà me direz-vous ? Une bonne partie de mon été a donc été consacrée à Parole d’ours, programme de bénévolat sur l’ours dans les Pyrénées de l’association FERUS. Pourquoi ce choix ? Indépendamment de mon activité professionnelle, je suis aussi guide-nature en Belgique et intéressée par la problématique cohabitation humain-autres espèces. Ma motivation était d’approcher les montagnards et la montagne d’aujourd’hui et ses enjeux sous ce prétexte-là. Et après cette expérience, je dois avouer que l’ours que je voyais, en écolo un peu idéaliste, comme une sympathique bestiole velue, m’est plutôt apparu comme le carrefour d’un bon nombre d’enjeux, entre politique, anthropologie, mondialisation et psychologie. Notre travail consistait à aller poser quelques questions aux passants sur les marchés et à distribuer de la documentation dans les commerces. But essentiel : faire passer des messages factuels sur la biologie de l’ours pour contrecarrer les informations fausses qui circulent, expliquer par exemple pourquoi c’est la Slovénie qui a été choisie comme pays source, que les ours slovènes ne sont pas plus carnivores, que le Plan Ours n’est pas très coûteux, que la population d‘ours est très faible (une vingtaine sur 80 000 km² de Pyrénées) par rapport à la Slovénie ou la Croatie. Le plus étonnant pour moi a été de constater à quel point ce sujet suscite autant de passion. La grosse majorité des locaux semblait plutôt fatigués du débat et était probablement plutôt pour mais sans le dire trop fort parce que le beau-père est chasseur, le cousin éleveur, le voisin opposé... Parfois, les « contre » nous reconnaissaient au badge que nous portions et préféraient faire un détour. D’autres nous abordaient directement, parfois de façon un peu agressive sur le mode « ça sert à rien ce que vous faites, l’ours on va s’en débarrasser » ou le récurrent « mais vous n’y connaissez rien ». Ce qui ,je l’avoue dans mon cas, était assez vrai. Et puis il y a tous ceux qui ont effectivement eu des problèmes avec l’ours, ou du moins connaissent quelqu’un dont ça a été le cas et qui mettent en avant le fait que le métier est très difficile et qu’il ne faut pas y rajouter une difficulté supplémentaire sous la forme de l’ours. Et puis, il y a aussi toute la fierté du monde de la montagne et sa méfiance envers la ville (« ces fonctionnaires de Paris », ou, pire encore, de Bruxelles, la manne européenne pourtant...) d’agriculteurs peu considérés et dont les activités périclitent souvent. Alors, ils se défendent, quitte à employer des arguments faussés ou qu’ils savent mensongers. A la guerre comme à la guerre ! L’ours et le montagnard, c’est une longue histoire, de peur, de concurrence, de chasse, donc de prestige et aussi de respect. Un noble peut-être un peu irascible Une attitude ambiguë parfois, illustré dans un autre domaine par une dame qui m’aborde parce que je photographie un vol de vautours en me disant : « Il y en a trop, il faudrait faire quelque chose quand même... ». Sortant de ma mission ours, les arguments ne me manquent pas et la conversation se termine de sa part sur un : « Mais moi j‘aime beaucoup les vautours, c‘est très beau... ». Révélateur : on aime parce que ça fascine mais ça fait peur aussi. Des questions peu politiquement correctes m’ont aussi traversé l’esprit au fil des jours : faut-il sauver le pastoralisme à tout prix ? Faut-il sauver l’ours pyrénéen à tout prix ? Il y aura toujours des ours bruns d’Europe ailleurs (34 000 en Russie) et des milieux ouverts aussi. J’ai compris aussi l’enjeu secondaire, au-delà de la présence de l’ours, qui me semble de taille : la préservation des écosystèmes, la biodiversité. En clair, empêcher que la montagne soit envahie par les activités humaines, parce que l’ours a besoin d’un espace relativement tranquille et qu’il y a de fait une concurrence dans l’affectation de l’espace. Et nous retombons sur le débat de l’avenir : des montagnes constellées de routes à 4 voies et de remontées mécaniques et autres pistes de VTT, ou des montagnes laissées vierges et belles. Et puis, nous sommes partis une journée à la recherche de l‘ours - sans succès. S’il y en a « trop », la probabilité d’en voir un est néanmoins infime. J’ai eu l’impression de rentrer sur les terres d’un noble peut-être un peu irascible, qui n’apprécierait sans doute pas ma présence mais que j’étais tellement curieuse d’épier dans sa vie quotidienne. La forêt n’est pas la même quand on sait qu’il peut y être...
Texte et photos Isabelle Slinckx
A lire aussi dans l’édition n°143 de juin 2011 de le "Revue Pyrénéenne" désormais disponible dans les kiosques et maisons de la presse des Pyrénées-Atlantiques, des Hautes-Pyrénées, de la Haute-Garonne, de l’Ariège et du Tarn, au prix de 4,70€.
Isabelle Slinckx avec Alain Delbouys, correspondant de la Revue pyrénéenne, au sommet du Maupas en août 2010. Un graffiti pro-ours en vallée d’Ossau repéré par Isabelle En vignette de l’article : La mascotte d’Isabelle, le gros nounours de l’association Férus, celui-là au moins ne crée pas de polémique.