Ce soir, la pluie s’est installée. Alors, il se contente d’appuyer ses fesses sur le dossier en bois du banc public humide. D’habitude, comme tous les jours de la semaine, et par temps sec, il s’assoit sur ce même banc, son petit sac à dos posé à côté de lui, une canette de bière de cinquante centilitres en main. Il reste là une, deux heures. Ensuite, il disparaît. C’est ainsi. Cet individu est devenu au fil des jours mon chronomètre, ma relation au temps perdu, ma vieillesse. Son attitude ne semble pas être celle d’un homme qui s’installe, prend ses aises pour contempler le monde et observer les passants, les passantes, tout ce qui bouge, jeunes pousses d’arbres incluses. Il diffère de la plus primaire des attentes que quiconque porte en soi, qu’elle soit amoureuse ou sociale, qu’elle porte en patience une quelconque idée de transport. Non, c’est un corps affalé sur un banc qui vide sa canette et disparaît...
C’est un homme assez jeune, que j’ observe de loin. Plusieurs fois, dans la masse des soirs, son regard s’est tourné vers mon balcon, mon perchoir, ma station astronautique plantée dans le béton. La distance fait que j’ignore si son visage a des yeux, s’il les utilise ; peut-être simplement les noie-t-il dans sa canette, avec une stratégie bien rôdée d’abandon vespéral. Peut-être ne voit il personne parce qu’il est dans son monde à lui et moi ne voie-je que lui, enfermé dans mon monde à moi, qui sait. Peut-être aussi, par sa seule présence sur ce banc public, me signifie t il mon propre enfermement, mon incapacité d’aller à sa rencontre, de lui dire que faites-vous ici, chaque soir, assis sur ce banc, mais lui me répondrait avec un certain mépris je vais où j’ai envie d’aller et les vieux cons n’ont qu’à rester chez eux. Je sais qu’il dirait ces mots pour me blesser, par pure jalousie, un rapport madéral entre un banc public et un volet à lattes ajourées, entre une terre souillée et un ciel étoilé, mais pourtant.
Sa jeunesse apparente est plus tavelée de moments misérables qu’une table d’auberge usée par les coudes et les vomissures des bestiaux assoifés qui y ripaillent. La vie est donc si dure qu’il faut l’encrasser à volonté, s’en défaire et baffrer sous l’écran géant de la télé plasma qui hurle au-dessus des mâchoires voraces, vociférantes. Oublier qu’on est vivants, mais mordre sans goût ni réconfort la nourriture qui nous tiendra debout une journée encore, si l’on peut payer, se l’offrir, comme on descend sa canette sur un banc public, en rotant. Je perçois dans son regard un peu space cake la migration des époques, le franchissement des aubes difficiles devenues écueuils désormais, naufrages volontaires, capitaineries sans ports. La marée du temps emporte ses pécheurs au-delà de l’Islande et de Terre Neuve. L’aventure est terminée : on s’assoit sur un banc et on attend que la mort vienne, un cylindre de fer blanc en main, un petit sac à dos pour la réserve, des fois que cette putain de mort oublierait l’heure du rendez-vous.
Bien entendu, ceci n’est que fantasme de ma part. Je ne suis jamais descendu le voir de près spontanément. Juste passer à côté, une fois, par hasard. Je ne relate ici que l’impression qu’il m’a faite, alors.
Mais le plus drôle, c’est que nous nous sommes rencontrés pour de vrai à un vernissage, dans cette petite ville dont les malheurs apparents d’Hiram rendent artistes les habitants sur la toile arachnéenne. Nos regards ont gagné l’oblique et les délicieuses perspectives de l’exposante, et nous ne nous sommes pas adressé la parole, ce qui est logique, puisque l’un et l’autre avons puisé dans la même mystique du silence. Il connaissait l’artiste qui exposait, une très jolie femme dont la coupe de cheveux révèlait les nombreux talents, tant artistiques qu’humains, ce qui est rare. Il suffisait de sauter sur la branche d’une oeuvre pour concevoir la complexité du travail et l’extrême subjectivité qui s’en dégageait, tout comme son ardente profondeur esthétique projetée. Sans doute mené par un coucou suisse intérieur, je pistais l’homme. Inutile ici de le nommer, ce serait fausser le jeu. Il valsait dans cette ambiance snobinarde avec le plus grand talent, connaissait de nombreux invités qu’il interpellait par leurs prénoms, sauf le mien, qui ne prend jamais le taxi à la fin de ce genre de beuverie.
J’appris, à le pister dans la galerie bondée, qu’il avait deux filles, prénommées Alsace et Lorraine, qu’il était divorcé et que sa nouvelle compagne, depuis six mois, faisait le ménage dans un petit hotel situé au nord d’une place immense. La famille vivait sur les côteaux déboussolés et parisiens de la ville, et leurs montres étaient réglées au rythme bruyant des atterrissages-décollages de l’aéroport local. Il possédait par ailleurs une connaissance assez exacerbée de tout ce qui compose le monde vertical de la pensée aéronautique, et je le surpris en pleine discussion avec l’artiste, lui reprochant gentillement de ne pas incorporer à ses oeuvres quelques virevoltes et loopings de papillons en kevlar. Ce à quoi l’artiste lui répondit tu devrais retourner à ta tour de contrôle. J’appris aussi qu’il bossait depuis vingt ans à Turboméca (mais je n’en dirai pas plus, sinon tout le monde va gueuler : je le connais !). Bref, tout ce que j’appris sur lui eut le mérite de ne pas vous en apprendre sur moi. Chose dont je me réjouis.
D’ailleurs, si vous voulez en apprendre plus sur mon compte, il vous suffit de planter vos fesses sur un banc public, et de regarder le temps qui passe, ou le chronomètre qui vous course.