Je dois, par intégrité morale, vous le confesser : si je n’apparais plus dans les colonnes d’A&P depuis quelques mois, la raison en est, hélas, fort simple : une fée courroucée de ma connaissance m’a re-transformé en crapaud, lasse qu’elle était de se bercer d’illusions quant aux promesses réitérées de son prince charmant , moi, promesses jamais tenues malgré le renouvellement fréquent (cinq ans) de la garde-robe et de la valetaille censée ordonner de nouveaux principes de bonheur universel dans le petit monde enchanteur qui nous environnait. Sur un coup de colère, et avec cette maestria et cette foi ardente qu’ont les fées déçues par les faits les plus divers, ma magicienne tapota convulsiment mon épaule droite avec sa baguette, et déclara du haut de ses talons en acajou maintenus par une fine lanière en cuir de zébu : "retourne à tes origines, vil prince !"
Et voilà le résultat.
Bouffi, verruqueux, grotesque et crachotant, ayant perdu le sens de l’humour, je n’eus pour seul salut que la fuite dans la campagne, cheminant à petits bonds sur le tracé qu’empruntait jadis le Vert Galant entre la cité royale et la cité mariale, dormant dans les fossés, coassant dans les sous-bois, pleurant ma vilénie et gobant quelques demoiselles au passage des ruisseaux clairets. L’amour m’avait quitté et anoure j’étais redevenu, comme dans ma plus tendre enfance, lorsqu’ engoncé dans une grenouillère tricotée par ma mère je faisais mes premiers caprices de futur prince en emplissant ma couche humide de perles noires de batracien. Maintes fois perdu aux carrefours des sentiers, je finis par atterrir dans ce qui me parut être un jardin d’Eden, avec son immense pelouse et sa piscine carrelée, ses arbustes décoratifs, ses potiches et ses statues de marbre (en fait, de la résine) aux postures champêtres. Pas de héron en vue, pas d’animal ni de domestique, juste, au second étage de la bâtisse, penchée au balcon, une jeune femme regardant l’horizon collineux. Je sentis un violent frisson parcourir mon échine boursouflée, et songeai que l’instant était venu, maintenant ou jamais, de me refaire une santé et un physique princiers. Dans un coassement timide je convoquais sine die la fantasmatique gente ancillaire du château, commandais des bottes en peau de crocodile, des ceintures en peau de serpent, des chemises col Mao, des casquettes rouges à rebord siglés, des T-shirt gothiques et des cannes de golf fabriquées en Ecosse, ainsi qu’un destrier arabo-andalou (1.20m au garrot maximum), pour la classe.
Cependant, une fois passé ce moment d’euphorie, je dus concevoir une autre stratégie, plus basée sur la patience que sur la spontanéité ridicule de mes désirs. Ainsi pris-je mes quartiers d’été dans le regard d’alimentation en eau potable de la piscine et de l’arrosage, celui dont le couvercle est vert. Comme il est courant en ces endroits, le robinet fuyait légèrement, ce qui me permit de rester au frais la journée et de me balader la nuit, épiant à loisir la jeune fée du deuxième étage, et, juste en-dessous, ses vieux parents, rentrés en fin d’après-midi d’un stage de vernissage au tampon dans une administration locale. Ainsi coassais-je chaque nuit sous le balcon de la Belle, lui narrant mon amour, la beauté du monde, les merveilles de la nature, tout en gobant à foison mouches, moustiques et vers de terre volants. Ensuite, j’opérais une petite plongée dans la mare excentrée et boueuse de la basse-cour, toujours la nuit, pendant que les volailles et autres emplumés ronflaient sur leur perchoir. Certes, je faillis me faire avaler par une hulotte, et dus me battre (en lui crachant dessus) contre un jeune renard. Rien n’est facile au jardin d’Eden, et passer la tondeuse sur le gazon anglais est un vrai sacerdoce. Combien de gens fortunés ont-ils renoncé à vivre à la campagne, face aux tâches éprouvantes et rébarbatives qui se présentaient à eux, surtout depuis la désertification du monde agricole (les derniers paysans demandant un salaire faramineux pour couper trois branches d’arbre ou faucher une douzaine de brins d’herbe). Riches errants en hordes désabusées dans le coeur des villes désertées par les pauvres.
Le jour de l’Assomption, alors que des milliers de gitans pérégrinaient dans l’enceinte de la Grotte bénie et des rues adjacentes, une réception fut donnée au château, pour un motif que j’ignorais. Une main velue de maître nageur plongea dans le regard où je somnolais, et tourna le robinet. Le gazon fut aspergé et la piscine remplie. Sur ce, une trentaine d’invités festoyèrent et devisèrent tout en lapant de vieilles bouteilles et en avalant des canapés, certains allongés sur l’herbe, d’autres écroulés dans des balancelles. Il n’y avait pas d’enfants, et de ce fait, pas de barrière autour de la piscine. Quand la nuit tomba, les invités peu à peu s’évaporèrent, ne laissant pour traces de leur passage que verres vides et assiettes sales. Ma princesse, que je n’avais pas quittée de mes yeux globuleux depuis le début des réjouissances, avait beaucoup bu. Autant dire qu’elle ronflait, la bouche ouverte, le corsage dégraffé, dans un buisson ardent de buis, dérobée à la vue de ses parents eux-mêmes en piteux état. En quelques bonds je fus sur elle. Tel un crapaud-buffle, je l’embrassai avec vigueur et désespoir (c’était ma seule et unique chance). C’était l’instant crucial où tout bascule, où tout ce qui est impossible avère la légende de la réalité probante. Un court baiser, pour l’éternité.
Et le résultat fut là.
Ma princesse embrassée devint illico une crapaude.
La loi de la nature est rude, le monde injuste pour les crapauds, les crapaudes et les carpelets, qui ne finissent ni fauteuils, ni pianos, dans les belles demeures.