CHAPITRE XV : quartier d’automne et flambée des prix
La petite ville dans laquelle se déroule ce récit n’est nullement comparable à celles, magiques, magnifiques, fantasmagoriques, du livre d’Italo Calvino ("les villes invisibles"), mais les quelques ringards qui la peuplent, sous l’aile amoureuse de poulettes plantureuses, n’en laissent pas moins un goût de sucré salé aussi proverbial qu’un coin de province chahuté par l’ennui. Ainsi la nudité du nain ne doit pas masquer la pilosité du géant. Et tant pis s’il faut effacer les courants d’air au profit de cette littérature, dont voici un extrait :
"les voyageurs reviennent de la ville de Zirma avec des souvenirs bien nets : un nègre aveugle qui crie dans la foule, un fou qui se penche à la corniche d’un gratte-ciel, une jeune fille qui se promène avec un puma en laisse. En réalité, beaucoup des aveugles qui frappent de leur bâton les pavés de Zirma sont noirs, dans chaque gratte-ciel il y a quelqu’un qui devient fou, tous les fous passent leur temps sur les corniches, il n’y a pas de puma qui ne soit élevé pour le caprice d’une jeune fille. La ville est redondante : elle se répète de manière à ce que quelque chose se grave dans l’esprit.
Moi aussi, je reviens de Zirma : mon souvenir comprend des dirigeables qui volent dans tous les sens à hauteur de fenêtre, des rues marchandes où l’on dessine des tatouages sur la peau des marins, des trains souterrains bondés de femmes obèses qui souffrent de la chaleur torride. Les compagnons qui étaient du voyage jurent au contraire qu’ils n’ont vu qu’un seul dirigeable se balancer, entre les flèches de la ville, un seul tatoueur disposer sur son petit banc des aiguilles, des encres et des dessins perforés, une seule femme obèse s’éventer sur la plate-forme d’un wagon. La mémoire est redondante : elle répète ses signes pour que la ville commence à exister."
John bailla. Il referma le bouquin et enleva ses lunettes. Chinette dormait profondément, les couvertures recouvrant entièrement son corps nu. L’automne s’était installé et la fraîcheur des nuits invitait la plupart des couples à ces jeux ludiques, bien qu’immoraux pour certains, que sont la marelle et saute-mouton. C’était la saison où les loups dorment dans le lit des mères-grands en laissant leur dentier dans un verre rempli de vodka polonaise, où l’on rentre les belles plantes avant que les pieds ne gèlent, la saison durant laquelle la pluie remplit les puits où l’on ira ensuite, au printemps revenu, verser quelques larmes romantiques sur les amours déchues ou jeter le corps d’un mari jaloux (dans ce cas, les larmes seront de joie).
Les affaires périclitaient un peu. D’une part John avait fini ses séances de vaccination et nombre d’animaux domestiques qui avaient connu sa seringue se portaient maintenant à merveille. Si l’on ajoute à cela quelques os brisés, quelques pelades et autres morsures, le bilan était satisfaisant, mais il faudrait tenir tout l’hiver, celui-ci mortifiant les virus et autres microbes jusqu’à la fonte des neiges. Quant au commerce des âmes de Chinette, la caravane n’ayant pas de chauffage, la clientèle se raréfiait. Le bouche à oreille fonctionnait mal ; la plupart des gens croyaient que la caravane, dont la peinture s’écaillait peu à peu, était devenue le siège d’une secte nord américaine. Elle était en effet taggée de toute part, d’un sigle rappelant celui du parti républicain : MGN ( Mites Gros Nez, ou Mormon’s General Nation, selon l’interprétation). Connaître leur avenir sous un tel régime détournait bon nombre de personnes, qui se réfugiaient chez Carlyle ou, pour celles originaires de Grèce, préféraient carrément sauter dans le Gavagaronne, dont l’eau titrait 15° mais n’enivrait pas les désespérés.
John éteignit sa lampe de chevet et laissa son esprit vagabonder dans le noir. La situation du couple, songea-t-il, était bien moins catastrophique que celle de Guido, par exemple. En effet, depuis que le prix du carburant à la pompe (expression consacrée) frôlait les trois euros le litre, un grand nombre de familles s’était résolue à quitter leur logement pour vivre dans leur voiture. Il y avait eu un boum exceptionnel de ventes de véhicules style caisse à savon quatre roues motrices pouvant accueillir jusqu’à six personnes et un animal domestique dressé pour faire les petites courses (pain, lait, journal le dimanche). Ainsi, dans le quartier, John avait pu constater une circulation encore plus intense qu’auparavant. La caravane vintage de Chinette avait eu des dizaines d’acheteurs potentiels, mais comme il a été dit plus haut, l’absence de chauffage n’avait pas permis de trouver le moindre acquéreur. Guido, qui avait senti venir la pénurie depuis les hautes plaines du Po, s’était dès la fin du mois d’août, lancé dans le trafic d’essence. Il faisait le plein dans diverses stations, rentrait chez lui, vidangeait au trois quart son réservoir, plaçant l’essence dans des jerricans de cinquante litres, les transvasant ensuite dans des points à temps, cuves utilisées dans le monde agricole pour abreuver les troupeaux pâturant, puis repartait s’approvisionner. Les séances de voyance s’espaçant, son travail de gardiennage lui laissait beaucoup de temps libre pour se livrer à sa nouvelle profession. Quand le carburant franchit la barre des trois euros, Guido avait une réserve suffisante pour amasser un petit pactole. De quoi se payer une pizza aux anchois deux fois par semaine, ce qui n’était plus à la portée de tous les automobilistes stationnés ici et là. Il prenait un petit supplément pour les livraisons "à domicile", ayant pour ce faire attaché une petite remorque à sa Lambretta.
La situation d’O, depuis qu’Angélique et le paupoète avaient mis fin à la location du balcon, était certainement la plus critique. Bien qu’elle fût dans la dèche depuis déjà des décennies, depuis exactement le départ de Joffrey de Peyrac pour les monts de la Lune, entre l’Ouganda et la République Démocratique du Congo, où il devait étudier les rapports entre le fleurissement des peintures sur le visage des jeunes vierges noires et leur influence sur les marées de la mer Rouge, voyage qu’il poursuivit plus tard jusqu’au Betchuanaland où il trafiqua les diamants, (à la façon d’un Blaise Cendrars traversant la Sibérie en train à vapeur), et dont l’histoire ne retînt que cette parole : "le diamant est excellent pour découper, par exemple, un lapin congelé, à condition de le scotcher sur le disque d’une scie circulaire musicale" (in la revue "Rap et Bling Bling" mai 1999, Francfort sur Main). Pour améliorer son quotidien, O se mit à tricoter industriellement pulls et bonnets de laine, des gants et des chaussettes grâce au tricotin dérobé jadis au marché aux puces de saint Tintouin, qu’elle revendait le dimanche matin sur le parvis de la cathédrale de Lucgarier les bains.
Les seuls à bien s’en sortir, au final, étaient Carlyle et l’oncle Joé. Leur commerce croulait sous la demande : le café calva et la pizza devenaient deux composantes primordiales de la vie quotidienne des habitants de la petite ville dans laquelle se déroule ce récit, ville qui n’est nullement comparable à celles, magiques, magnifiques, fantasmagoriques, contenues dans le livre d’Italo Calvino.