Chapitre XIV : la fin du séjour vacancier d’Angélique et du paupoète.
Angélique commençait à sérieusement s’ennuyer. Leur séjour s’était déjà prolongé de deux semaines. Il touchait gentiment à sa fin et le temps s’étirait avec trop de paresse, à ses yeux. La compagnie du paupoète lui pesait, d’autant que celui-ci passait le plus clair de son temps effondré sur son siège, transpirant sous le soleil d’août, à la recherche du juste mot qui ferait de son "duel de poules" un poème qu’on enseignerait plus tard dans les écoles, et que les gamins s’évertueraient à réciter sans en saisir le moindre sens. Depuis la courte rencontre qu’elle avait eue avec Guido, Angélique cherchait un stratagème pour lâcher quelques heures le paupoète sans qu’il s’en aperçoive et sans que cela grève le pécule alloué par la grand-mère, Marie Harel, pour l’entretien et l’accompagnement du demeuré.
Penchée sur la balustrade du balcon, elle ressemblait à une girafe tentant désespérement d’embrasser une touffe d’acacia perchée au sommet d’un rêve. Son esprit traversait les écluses du sentiment amoureux, transcendant les conceptions géniales de la machine de Marly, créée par Rennequin Sualem, un maître charpentier et mécanicien liègeois, machine qui fut construite (1681-1682) pour pomper l’eau de la Seine ( à Bougival) afin de fournir d’importants suppléments en eau, pour alimenter les jardins du château de Versailles, sous Louis XIV . Angélique se voyait déjà dans le jet cascadant des chevaux du bassin d’Apollon (sculpture de Jean Baptiste Tuby, 1639), Guido dans le rôle d’Apollon, blondinet aux yeux bleus ayant pris un peu de bide depuis trois siècles et demi passés dans le bassin. Soudain l’idée lui vînt. Elle prétexta une envie subite et irrefreinée de bruschette tartinées d’un camembert fait à point, et finit par recevoir l’assentiment du paupoète qui rêvait, de son côté, d’un kébab parfumé à la myrrhe de Socotra.
Les dés étaient jetés. Un petit blanc d’Espagne jeté sur un lé de tissu écarlate comme une muleta et Angélique se sentit soudain enveloppée dans le corps chaloupant de Carmen, prête à combattre les estocades de son Escamillo local, Appolon devenant plus ringard à ses yeux, du fait de son âge. Elle fila dans la rue des Principes Olvidados, où se situait l’immeuble d’O, tourna ensuite à droite, avenue des Longitudes Errantes, sur laquelle donnait la façade sombre du café de Carlyle, exposée plein nord (la terrasse étant située dans le passage de Toutes les Latitudes, rejoignant le quai Henri IV). Elle continua sur l’avenue sur une bonne centaine de mètres, et sonna au n° 91. Un chien aboya. La détonation d’un fusil se fit entendre. Un avion fit bruisser ses ailes sur le tapis épais des nuages. Un ange tombé du ciel demanda à un gamin s’il y avait un ascenseur dans ce putain de pays, et la réponse fut immédiate de la part du gamin : putain, eh, lui, tu veux du shit, c’est ça ?
Angélique sonna à maintes reprises ; John, une serviette de bain (et non de table) autour des hanches se pointa à la fenêtre de l’étage : qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Il reconnut au même instant Angélique, le parfum des balcons. Encore fraîche, la môme, sembla penser la serviette de bain. Deux minutes, Angélique, je m’habille et j’arrive. Le chien se mit à geindre, chez le voisin. C’était un vieux clebs un peu cabochard qui aboyait dès qu’une caravane passait dans le secteur. Mais il confondait caravanes et caisses à savon quatre roues motrices. Dans les journaux, les premiers articles sur l’augmentation prochaine du carburant apparaissaient. Apparaissaient également des publicités exhibant des chameaux en caravane traversant le Sahara avec le commentaire suivant : " économisez l’énergie, pratiquez le co-voiturage". Les images étaient très belles et les chameaux avaient deux bosses.
"- Qu’est-ce qui t’amènes, Angélique ?
"- je cherche Guido.
"- ah !... et bien, à cette heure-ci, s’il ne dévalise pas les stations services, il doit être chez lui. Il habite pas loin. Pour t’y rendre, retourne sur tes pas, et prends la première rue à gauche : la rue Farinelli. Guido habite au n° 29. Tu verras, il y a un vieil appentis au fond de la cour. Il vit juste au-dessus, quand il vit sur terre."
Angélique remercia John et suivit ses indications. Au fond de la cour un appentis en bois bricolé de bric et de broc, traverses de chemin de fer, poutrelles métalliques et conglomérat de pierres sèches coincées entre les colombages rustiques, le tout enduit d’une chaux qui faisait froid dans le dos. Un silence à faire danser les morts sévissait dans la cour. Ultime rendez-vous de feu flamenco, flammes de guitares, chants profonds, castagnettes et crépitements de talons sur le plancher des misères, des mains sur la misère des vies andalouses trépidantes. Guido était en train de coller un timbre amende de vingt cinq euros pour absence de feu arrière quand Angélique frappa au carreau. L’après-midi avait entamé sa chute de reins et les sens fleuraient l’indécence des hommes. Guido avait décidé de se gamahucher peinard, pour compenser fantasmatiquement la perte de ses vingt cinq euros quand il entendit le carreau vibrer. Il se leva précipitamment et, repoussant avec tact le rideau de la fenêtre, regarda quel emmerdeur se pointait. Il bondit à la vue d’Angélique et descendit en trombe l’échelle qui séparait ses illusions de sa réalité.
Il n’y eut pas de discours, ni de présentation, juste deux bêtes : un lion ailé aux allures byzantines, un papillon empereur capable de traverser la nuit sans battre de l’aile. Le parfum des balcons s’exhala dans les fumerolles du pot d’échappement guidien, et deux heures filèrent dans les ébats, jeux de voiles et de vapeurs, jusqu’à l’heure du thé. Puis Angélique se rhabilla, et les adieux furent brefs. L’été finissait de coudre le mois d’août, aiguillonnant la fin du séjour vacancier comme une mouche posée sur une tartine de confiture se plaît à narguer les diabétiques. Demain, le paupoète et elle referaient leurs bagages pour retourner dans leur Normandie natale peindre les murs d’Honfleur de reflets mirifiques.
Angélique emporta un petit souvenir de vacances, et quelques puces dont la plupart n’étaient guère communicantes. Mais cela est sans importance.