Les lèvres limaçonnes de Guido s’entrouvrirent, et après avoir lappé une gorgée de mojito, il raconta ce qu’il savait au sujet de ce trafic d’oeufs durs qui pourrissait la vie des cafetiers, des restaurateurs et des crève-la-faim n’ayant plus les moyens d’en décoquiller un à petit prix au coin d’un zinc de fortune. Voici donc le récit qu’en fit Guido à ses congénères, John, Martha et Carlyle :
"-comme vous le savez, depuis que notre survie dépend de notre débrouillardise et de nos restrictions, chacun d’entre nous prospecte de nouvelles voies. Mon trafic de carburants en est une des réalités, et la bévue que j’ai commise de ne pas étendre mon activité aux autres dérivés du pétrole, le fuel entre autres, a fait péricliter mon activité. C’est pour cela que j’ai bondi quand un homme s’est présenté dans mon atelier, porteur d’une commande de carburant assez inhabituelle vue l’époque que nous vivons et les restrictions que nous subissons depuis quelques années maintenant. Le bonhomme avait toutes les apparences d’un honnête chef d’entreprise, et inspirait confiance. Il portait un chapeau de feutre gris sur lequel le mot "pigeon" avait laissé partiellement des traces, et je fis de suite la relation avec les évènements des mois derniers, quand ceux-ci -les auto-entrepreneurs- avaient lancé leur mouvement. L’homme était affable. Son visage rond dont les pommettes rougies par le froid clignotaient en alternance posédait deux yeux de chouette à la fois perçants et noirs et néanmoins dotés d’aucune tendresse. Un regard dur dont je compris de suite que la visite qu’il me rendait n’avait rien d’amicale.
Un camion transportant des animaux vivants, m’expliqua-t-il, était en carafe en haut de la rue des Principes Olvidados, à un kilomètre environ de la cathédrale de Lucgarier les bains. Le chauffeur, continua l’homme, avait minimisé sa quantité de carburant pour alléger le véhicule, à l’instar de Ryan Air, société pour laquelle il avait soi-disant oeuvré comme pilote, sur la ligne Edimbourg - Cap Canaveral, dans les années 2000. Or, il fallait acheminer de toute urgence la cargaison à une usine d’abattage dont il ne me révéla pas l’adresse. Je lui cédais deux jerricans de vingt cinq litres au prix fort, liquidant ainsi presque l’entiereté de mon stock, et pris un supplément substanciel pour la consigne. L’homme fila comme il était venu, et je le vis tourner à l’angle de la rue Farinelli, poussant son caddie déglingué dans un bruit infernal .
C’est précisement à cet instant-là, je ne sais pourquoi, que j’eus un déclic, et que l’idée me prit de suivre le type. Sans doute cette candeur, cette honnêteté qu’il semblait exhaler me parurent-elles incompatibles avec l’arrogance habituelle des patrons que j’avais eu moi-même. L’expérience de l’ouvrier "trop bon, trop con", en somme, à qui l’on tente de faire avaler des couleuvres tout en parlant de coût du travail trop élevé et de taxations iniques du capital. En deux secondes j’étais sur ma Lambretta, et dans les cinq minutes en haut de la rue des Principes Olvidados. Au passage, je vis O appeler ses chats sur le balcon, mais je n’eus pas le temps de lui faire signe, pas même un coup de klaxon. Je sentais que quelque chose de louche se tramait, surtout depuis que John et toi, Carlyle m’aviez mis dans la confidence au sujet des oeufs. J’avais pris de l’avance sur mon acquéreur, dont les roulettes du caddie se bloquaient au franchir des trottoirs, et c’était misère de le voir brinquebaler sur le macadam constellé de nids de poules. Je planquais mon scooter à proximité du camion, dans une courette, et gardais mon casque sur la tête, prenant l’attitude de quelqu’un qui attend un ami en bas de chez lui.
Il s’agissait bel et bien d’un camion transportant des centaines de cagettes bourrées de poules, comme quelque part mon intuition l’avait pressenti. Des panonceaux scotchés aux dites cagettes annonçaient la race des gallinacées : Leghorn, Marans, Wyandotte, Landaise, Barnevelder... Quant au camion, il était immatriculé en Bielorussie (BLR), et pour le peu que j’en sache lire, était originaire de Brest, à la frontière polonaise. Le conducteur dormait dans la cabine. Sans doute se croyait-il passant la frontière, et attendant paisiblement que l’on changeât les essieux de son camion avant de reprendre la route vers Minsk. Qui sait ? Sur ces entrefaites, notre bonhomme arriva, tout essouflé. Un dialogue s’engagea entre les deux hommes, faisant naître un concert de caquetages dans le poulailler roulant. Une fois le remplissage du réservoir terminé, les deux hommes remontèrent dans le camion, et filèrent en direction du Nord, laissant au passage quelques poules sur le parvis de la chapelle de Lucgarier les bains de pied.
Je ne vous cache pas que le rapport entre un camion immatriculé en Biélorussie et des centaines de poules aux origines aussi diverses me plongea dans un état dubitatif sévère. Raison pour laquelle je préfère vous en parler plutôt que de vous restituer mon témoignage par écrit. Fallait-il voir dans ces évènements la patte d’une mafia russophile, quelque politique véreuse de Loukachenko pour favoriser l’émergence du pas de l’oie au détriment du pied de poule, je ne saurais le dire. Il n’empêche, et Carlyle ne me démentira pas, que le prix de l’oeuf dur frôle ceci du caviar, ce qui est simplement et purement scandaleux, reconnaissons-le."
"- ceci, interrompit John, tendrait à disculper le paupoète normando-yéménite, donc. La collusion possible entre des vers et un poème intitulé "duel de poules" en étaient les indices principaux , or il se trouve que Brest est en Bretagne quand il n’est pas en Biélorussie. Donc, on peut écarter la collaboration de celui-ci à un quelconque trafic, même si l’on conserve la possibilité d’un complot ourdi par l’empereur Poutine et ses sbires pour déstabiliser l’Europe."