Alors que le monde se délitait gentiment, oncle Joé engrangeait de substantiels profits dans sa pizzéria. Le four à bois qui servait à la cuisson se révélait bien plus économique que ceux des boulangers, entièrement électrifiés et gros consommateurs d’énergie. Certes, le cours du blé, depuis que l’Ukraine avait cessé ses exportations et que la Russie empiétait sur ses propres réserves, avait grimpé et amenuisait la marge bénéficiaire des professionnels de la pâte à pain. Mais les ingrédients utilisés pour une pizza basique restaient abordables, du moins localement : le coulis de tomates provenait du Loth et Gavagaronne, acheminé par voie fluviale, dans de petites embarcations, genres de sampans augmentés d’une unique voile, qu’il fallait parfois arrimer à des chevaux de trait sur les chemins de halage du canal latéral, entre Castets en Dorthe et Agen, ou sur les chemins macadamés destinés au tourisme fluvial, au cadre des vélos, juste en dessous de la selle pour ne pas gêner le pédalage.
Janvier s’habillait de givre ; en Italie Naples laissait de côté son jus de tomate votif. Ici, la ville s’encrait de pourpre, de brun, et d’odeurs nauséeuses depuis que la grève des éboueurs, au lendemain des fêtes de la Nativité, voyait les rues s’encombrer de déchets, sacs plastiques éventrés par des meutes de chiens, des régiments de rats et des armées déboussolées de chômeurs criant famine et tuant à qui mieux mieux le temps qu’il leur restait à vivre, en quête permanente d’une nécessaire alimentation basique, d’un chewing gum couleur réglisse oublié depuis des années sur la Grand Place Fürstenberg, derrière le quartier gothique, quartier enserré entre le quai Henri IV (où se situait la pizzeria d’oncle Joé), le passage de Toutes Les Latitudes et l’Avenue des Longitudes Errantes, qui y menait. C’est d’ailleurs sur cette place qu’oncle Joé décida d’installer sa première succursale. Il avait, pour ce faire, racheté deux antennes de banques publiques, dont les locaux contigus, depuis la Crise sans nom, avaient été désertés et laissés à l’abandon. L’aspect comico-tragique que reflétait la ruine de ces agences magnifiait les racontars que le voisinage n’avait manqué d’entretenir auprès des badauds qui regardaient avec étonnement les enseignes encore luisantes, les logos à moitié décollés des vitrines, le courrier amoncelé sous le pas de porte. Ces riverains racontaient à qui voulait les entendre que les employés de ces banques avaient été dévorés tout crus par des caïmans, et que ceux-ci, le ventre plein de secrétions intestines, demeuraient encore dans les lieux, gardant le sacro-saint secret bancaire dans des coffres en fonte ductile ornés de diamants du Bechuanaland.
Oncle Joé n’en avait cure ; et c’est la casquette rouge vissée sur le crâne qu’il alla négocier auprès du liquidateur l’achat de ces locaux indéniablement bien situés, de par la nouvelle donne urbaine, qui recentrait la population au coeur de la ville, devenant en même temps son poumon et, dans la mixité des classes sociales, son sexe ithyphalle et son plaisir clitoridien. Si le quartier gothique avait vu s’affronter durant le mois de décembre de gais homosexuels alliés à des lesbiennes encore pucelles et les parangons du mariage orthodoxe descendus de la basilique de Lucgarier les bains, affrontements violents que la misère, toutes les misères, n’avait fait qu’accentuer, rien n’avait changé la donne concernant un monde qui se cassait la gueule sans avoir à rajouter de faux problèmes existentiels dans sa marche périlleuse. De la légende des caïmans Oncle Joé se fit faire des chaussures, une ceinture et un petit baise en ville obsolète, qu’il arbora avec prétention, en parfait nouveau riche.
La succursale fonctionna très vite du tonnerre de dieu. La proximité du commerce permettait d’y accéder à pied (de toute manière, l’essence était devenue rare et les ventes de voitures étaient réservées à la caste des privilégiés, bien que ceux-ci préférassent se déplacer en parfaits anonymes, hormis les plus égocentriques, qui se pavanaient en limousines, dégustant leur thé dans des porcelaines de Limoges et n’hésitant pas à faire limoger les employés des salons de thé huppés et commerces chics dans lesquels ils faisaient leurs emplettes pour de fallacieuses raisons, par pur caprice. Oncle Joé, en bon stratège, sut jouer sur la remontée de la TVA sans augmenter ses prix. Il réduisit la taille des pizzas, et amoindrit les doses des différents composants. C’était audacieux, et cependant logique : moins on mange, plus la faim s’assouvit de peu. Donc réduire les portions correspondait à l’air du temps.
Depuis qu’il avait perdu son pari contre John (concernant la capacité de celui-ci à préparer des pâtes à la Carbonara) et qu’il avait dû s’acquitter de quatre places de cinéma au Mélitopia et du tarif exponentiel d’un taxi, oncle Joé avait peu à peu quitté le cercle de ses amis d’avant. Seule la deuxième des filles de John, Rose, (celle à qui tout pouvait arriver, sauf peut-être, disait l’oncle, qu’une vache lui tombe dessus du troisième étage de la rue Quincampoix, si jamais elle venait à traîner par là) conservait son rôle de messagère entre eux et lui. Oncle Joé la faisait bosser de temps en temps, pour liaisonner les deux boutiques quand l’une était débordée de commandes et que l’autre devait s’atteler à fournir pour entretenir la demande. Elle faisait alors des allers-retours à pied, par tout temps, et jusque là aucune vache...
La gestion des deux boutiques prenait beaucoup de temps, et oncle Joé sous-traita la fabrication et la vente à deux pizzaïolos triés sur le volet, se contentant de toucher les dividendes en fin de mois, de passer les commandes de fournitures, bref, de gérer en bon grand père de famille (vu son âge) la petite entreprise qui ne connaissait pas la Crise sans nom. Jusqu’au moment où une autre crise vint le terrasser, en ce mois de janvier glacé comme une tranche napolitaine : une crise cardiaque.
Rose le trouva, le visage cramoisi, la casquette en berne comme un coeur qui flanche (c’est l’image qui lui vint en tête). On emmena le vieil homme d’urgence à l’hôpital (le SAMU circulait encore), où on le plaça en réanimation. Rose, de son côté, en profita pour alléger les placards de leur contenu, et rendit visite à son père, à Chinette et O, ainsi qu’à Guido, distribuant généreusement les fruits de son larcin. Les deux pizzaïolos, en apprenant la nouvelle de l’hospitalisation de l’oncle, fabriquèrent et vendirent sans les déclarer la moitié des pizzas à leurs amis et connaissances, et à quelques indigents de leur connaissance. Comme quoi, un rien peut faire renaître la véritable solidarité entre les personnes. Dont acte.