Je trouve ma petite chienne, Jupon, très en forme ces temps-ci. Est-ce le printemps, la fête foraine, ou les phéromones qui pollinisent l’air ambiant, je ne sais. Cependant, il est également possible qu’elle prenne goût à l’apprentissage de ces petits numéros que je lui enseigne, comme sautiller sur une seule patte ou faire un saut périlleux arrière qui la conduit sur mes épaules. C’est spectaculaire, il faut l’admettre. Ce qui l’est moins, c’est que dans deux ans je serai à la retraite et que mes revenus ne suffiront pas à mener la vie agréable qui est la mienne, même si le travail demeure une corvée. C’est pour survivre que Jupon et moi nous sommes lancés dans les acrobaties canines artistiques de rue. Si, jadis, les rues regardaient avec crainte et bonhomie les montreurs d’ours faire danser l’animal enchaîné, nous avons une toute autre manière de faire rire les foules, et donc de fendre un peu leur porte-monnaie pour que s’en écoule la pièce nourricière. C’est un travail ardu, qui demande rigueur et obstination, un côté un peu austère de la vie de tous les jours, et un grand respect entre les partenaires, que Jupon et moi sommes.
Beaucoup disent et pensent qu’il faut un début à tout. Je ne le crois pas, ce n’est pas fondamental. Il suffit d’approcher de la fin, de la faim, pour se mettre à agir de manières différentes, souvent nécessairement différentes, et c’est alors que démarre la nouveauté, un peu comme quand, à un carrefour, on décide de prendre une route ou l’autre, et que cette route prise efface très rapidement le carrefour dès que l’on s’y engage. De même, le voyageur affamé ira vers la cuisine d’où montent les meilleures saveurs. Mais l’invitera-t-on en hôte, ou en employé de maison ? Et la route prise depuis le carrefour, sera-t-elle capable de nous mener loin, pour que nous l’oubliions, malgré les pannes et les accidents possibles ?
Il est seize heures. C’est l’heure de la promenade et des exercices. Aujourd’hui, nous testons les premiers mouvements d’un salto arrière avec appui sur le platelage de l’assise d’un banc public. Le temps est clément, Jupon a décidé de marquer au sol ses empreintes d’approche. Cela fait six mois que nous sommes en repérage, mais avec la venue du printemps, beaucoup d’autres athlètes tentent de nous damer le fion, et je sens que Jupon manque de concentration. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas cette tortue de Michka, une chienne grasse et pleine d’arrogance, qui esbaudira les masses, l’heure venue. Sa maîtresse lui ressemble et je n’aimerais pas qu’elle atterrisse sur mon dos sexagénère.
C’est vrai que depuis l’automne, qui inaugura les prémices de cette formation, ce dressage (diraient les humanoïdes dissociés), les choses ont bien évolué. Jupon, avec une joie juvénile, bien que nous ayions le même âge, comme les chats et les clowns peuvent comparer leurs queues et leurs vies, a commencé par attraper les feuilles mortes qui jonchaient l’allée, une allée de platanes gigantesques aux feuilles énormes, étoiles marron clair sous la grisaille, qu’un léger vent balayait, pas trop frisquet encore, mais qui sentait l’hiver et le vrombissement des ramasseurs de feuilles. Ah, ce geste élégant du balayeur, que je vis très tôt, un matin, de ma fenêtre... Jupon jappait, frétillait, coursait toutes ces feuilles avec frénésie. Puis elle revint à moi, une feuille verte entre les crocs : un billet de cent dollars. Presque neuf, encore un poil désencrable sous le pouce humide. Un vrai dollar. C’est là que j’ai eu l’idée de faire des acrobaties avec Jupon. Le soir même, nous signions un contrat moral entre nous. Nous partageâmes un osso bucco, qui n’avait été servi qu’à moi-même. Car il faut être magnanime, face au destin, quand se prépare à soixante cinq ans une vie de chien.
La question s’est vite posée du comment présenterions-nous ce spectacle. Fallait-il un petit vêtement rigolo, chic, classe, ou carrémement ringard pour enrober les acrobaties de Jupon ? Devrais-je paraître en monsieur Royal, en dresseur de fauve ou en vieux schnock sans moyen d’acheter un magazine à quinze euros ? Fallait-il un décor, un moindre apparat, une boutique à la joueur de bonneteau, une place où personne ne viendrait nous racketter, pourrions-nous, Jupon et moi, obtenir un statut d’intermittents du spectacle, et cela ne dégrèverait-il pas ma pension d’autant, serions-nous adulés par les foules et piétinés par les médias, la question s’est vite posée et plus encore rapidement réglée : on irait comme on était. Et on s’y est mis.
Comme je ne suis pas bon orateur, je cherche mes mots dans le tréfonds de mes poches, Jupon et moi avons bourré Arrabal des Faubourgs d’un petit magnéto, avec baffles, et connexion directe à Face de Bouc et Twist twit whisky tango charlie. Avec une puce scotchée à l’oreille, le mécanisme fonctionnait à merveille. Vidéo. Bien sûr, Jupon aurait pu parler directement aux spectateurs, c’est un aspect tout à fait crédible. Mais cela n’aurait étonné personne. De même, le banc public aurait pu servir de première partie et raconter l’histoire de toutes les fesses qui s’étaient posées dessus. Tout est possible, mais personne n’écoute, c’est trop mélangé, la dernière fois que j’ai regardé la télé, des prisonniers étaient surveillés par des robots, la pointe technologique, ils lisent le journal sur de la toile cirée, mec. Tout glisse. Alors, Arrabal, tu nous présentes ?